MEDIEVALES 66

Ceci n'est pas une chanson d'amour : les multiples visages de la poésie didactique

Actes du Colloque international des14 au 16 Mars 2017 (Amiens, Maison de la Culture)

publiés par les soins de Danielle Buschinger, Florent Gabaude, Marie-Geneviève Grossel, Petya Ivanova, Jürgen Kühnel et Mathieu Olivier

Amiens 2017

ISBN 978-2-901121-75-6
80,00 €

Présentation : La poésie d'amour n'est pas majoritaire au Moyen Âge, contrairement à l'impression que nous laissent parfois les manuels et anthologies. En effet, la plus grande part de la poésie médiévale - que ce soit en occitan, ancien français, moyen haut allemand, ou d'autres langues - ne se rattache pas au lyrisme amoureux. Bien au contraire, elle se définit à l'encontre de la poétique et de la politique amoureuses, dont les sujets sont la femme idéale et l'homme intègre qui se veut sans défaut ou se présente comme tel afin d'oser prétendre à l'intimité de sa Dame. Nous nous intéresserons ici à l'autre versant de la poésie, une littérature profondément antiérotique et même misanthrope, assortie souvent mais pas toujours d'une misogynie corrosive bien ancrée dans la tradition sociale et littéraire: la poésie didactique vise entre autres la fals'amors (Marcabru) et l'unminne (Walther von der Vogelweide). La poésie est également politique: Walther n'a pas composé que des chansons, il a pratiqué le genre du Sangspruch et en a fait une arme de combat dans le débat politique ; nous citerons ainsi le Reichsspruch. Les oeuvres morales qui la constituent se définissent donc par opposition à la chanson d'amour ou canso des troubadours : ainsi leur sirventès concerne expressément tout ce qui n'est pas l'amour, chasse gardée et thème unique de la canso, dont les sirventès sous forme de contrafacta reprendront les structures et même les rimes mais sous forme de poésie suivant une vision du monde tout autre. Si le mode de prédilection de la canso est lauzars, la louange de la perfection féminine, et implicitement la représentation du poète et amant comme étant digne de la servir (service d'amour ou Liebesdienst), celui du sirventès sera blasmars, la critique des hommes comme des femmes à partir d'un relevé satirique de leurs défauts. Vu sous cette optique, même le planctus y trouve sa place car il met certes en avant la disparition d'un homme exemplaire mais regrette encore plus une déchéance universelle autour de lui, tout en faisant l'éloge unique du disparu hors pair : le poète devient laudator temporis acti. Même si la poésie didactique vise l'élévation de l'homme, au départ il s'agit de constater ses faiblesses en passant par une longue liste des imperfections à corriger, parfois en donnant la bonne recette à suivre, mais parfois aussi sans espoir de rédemption. Grosso modo, il s'agit d'un vaste ensemble de textes et de structures, une sorte d'omnium gatherum défini par une absence, un peu comme la canso. Car dans celle-ci, la somme de beauté et des valeurs qu'elle incarne est loin d'ici, irréprochable sauf dans sa souveraine distance, car elle demeure apparemment hors d'atteinte, comme une perfection à laquelle l'on ne peut qu'aspirer. De même, dans le cas du sirventès, du spruch, de la cantiga de escarnho e de maldizer, l'absence constatée des valeurs recherchées appelle un effort qui prendra la forme d'un vaste exercice, celui de la poésie didactique ou comment réformer l'homme, l'individu comme l'espèce, sans oublier la femme, bien sûr. Le discours chanté, comme le dit Danielle Buschinger, est un genre hybride qui s'appuie sur des éléments épars. Dans ces textes qui s'opposent aux cansos, le faisceau des valeurs absentes n'est peut-être pas hors de portée mais il reste pour le moment à l'état latent, tout comme la dame de rêve. Il faut donc l'atteindre, comme dans la poésie amoureuse il fallait la concevoir pour la séduire. Si la poésie d'amour avec ses retouches idéalisantes d'une réalité plus crue semble précéder le sirventès ou le spruch, la poésie moralisante viendra la compléter en rétablissant le revers de la médaille pour nous livrer sa perspective d'un monde qui reste à réparer. Foncièrement pessimiste peut-être de par sa Weltanschauung, cette poésie moralisatrice peut aussi se révéler optimiste à travers un méliorisme qui vise le meilleur des mondes possibles, mais cela ne l'empêche de commencer par établir une critique fournie -- explicite ou implicite -- du nôtre. Au bout du compte, toute poésie n'est-elle pas didactique, de manière plus ou moins directe ? Le Stricker par exemple, qui a introduit dans la littérature allemande la forme brève de la nouvelle non pas tant pour distraire son public, mais de lui proposer un enseignement moral. La quasi-totalité des écrits de Christine de Pizan, par exemple, en prose comme en vers, sont des textes de cet ordre : soit miroir des princes, soit traité militaire, soit œuvre de dévotion, soit livre de conduite. Même ses poésies lyriques rentrent dans cette catégorie, étant donné qu'elles déconseillent l'amour courtois et ses périls, surtout pour les femmes. Der waelche Gast, poème moral en moyen haut allemand, va encore plus loin dans cette voie : il affime qu'il est bon qu'une femme vertueuse lise des histoires de débauche ! Et pourquoi pas, la poésie d'amour alors ? Les mauvais exemples peuvent toujours s'avérer utiles parce qu'ils rendront le lecteur attentif capable de distinguer le bien du mal. Ainsi, même l'érotisme, contre lequel la poésie didactique s'établit, y trouvera sa place et sera admis en tant que contre-exemple et mise en garde, comme Baudelaire et Flaubert le soutiendront plus tard pour leur défense devant la justice. La fin du Moyen Âge voit naître des écrits qui s'inscrivent dans cette continuité. Miroirs de prince, livres de conduite ou textes de courtoisie, ils participent à une longue tradition afin d'apprendre à leur lectorat de nouvelles façons d'être dans une société en mutation. Que cela soit chez Eustache Deschamps, Philippe de Mézières ou l'auteur anonyme du Mesnagier de Paris, le désir d'instruire se formalise tout comme le désir de se doter d'une autorité sociale et culturelle. Par leurs aspects politiques plus apparents, par leur misogynie plus prononcée, la poésie didactique médievale aura une belle descendance à la Renaissance. Mais n'oublions pas qu'il existe une série de poèmes qui se présentent d'emblée comme des poèmes didactiques. Ils entendent proposer une vue de la morale de l'époque. Le « grand poème didactique » dispense un enseignement social et moral et cherche à enseigner le mode de comportement à adopter dans toutes les situations de la vie en société. La forme est celle du poème en vers à quatre temps forts et à rimes plates, comme les romans courtois de Hartmann, Gottfried ou Wolfram. Le plus important témoin du Moyen Age classique est Der Wälsche Gast du chanoine Thomasin von Zerklaere (1215-1216), un Italien originaire du Frioul qui utilise la langue allemande. son poème « der wälsche Gast » peut être considéré comme la première « Ständelehre » ; c'est à la fois un manuel de bonne conduite et un miroir de vertus. A côté de Thomasin, on placera Freidank et son poème « Bescheidenheit ». Freidank n'hésite pas à intervenir dans le débat politique et peut être considéré comme un grand poète moraliste. Au Moyen Age tardif nous assistons à une véritable explosion. Parmi les auteurs de grands poèmes didactiques, on trouve aussi Hugo von Trimberg et son « Renner ». Il a su éviter la monotonie en associant de brefs récits aux avertissements qu'il adresse aux différentes couches de la société. Il y a aussi Heinrich der Teichner dont les « Reimreden » représentent une énorme œuvre didactique. Néanmoins les représentants de cette sorte de texte sont bien moins nombreux que les poètes du « discours chanté ». En France, citons pour ce type de textes didactiques Jean de Condé, ménestrel de la première moitié du XIVe siècle, auteur de trois lais et cinq fabliaux, de « dits » moralisants et moraux, de fantaisies allégoriques, « témoin et juge de la société même au sein de laquelle il vit ». C'est l'un des plus importants représentants en France du « courant poétique [...] moralisant ». Reste un exemple important, les "Sangspruchdichter", les " poètes du discours chanté ", qui peuvent être regroupés sous la rubrique " enseignement social " : les poètes, qui poursuivent la voie magistralement tracée par Walther von der Vogelweide, enseignent à leurs contemporains comment ils doivent se comporter dans l'existence, dans la vie quotidienne, politique, religieuse, dans les domaines artistique, divin ... La " poésie du discours chanté " représente pour ainsi dire l'enseignement social et moral collectif de la fin du Moyen Age. Politique, amour, religion et morale constituent les quatre grands complexes thématiques et recouvrent les motifs suivants : politique contemporaine, religion, éthique, miroir des vertus et enseignement général des vertus, amour, critique de la société, doctrine et critique des Etats, critique de l'époque, panégyriques et blâmes, science et érudition, art (réflexion sur l'art et polémique entre artistes), thématique des poètes vagants, énigmes. Citons dans cet ensemble Reinmar von Zweter, Bruder Wernher et le Marner, mais surtout Frauenlob que les Maîtres Chanteurs considèreront comme un des fondateurs de leur art.